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Chroniques
Das Liebesverbot | La défense d’aimer
opéra de Richard Wagner
Une nouvelle production d’un ouvrage encore extrêmement rare, à la scène comme au concert, attire à Madrid mélomanes et musicographes: né en 1836, Das Liebesverbot, deuxième opéra achevé de Richard Wagner, demeure de ces opus dont tous ont entendu parler un jour ou l’autre sans avoir l’occasion de l’approcher plus précisément. C’est dans Measure for measure que le jeune compositeur a puisé : William Shakespeare dont est célébré cette année le tétracentenaire de la disparition. Encore faut-il rappeler qu’en avril 1818 fut posée la pierre fondatrice du Teatro Real : sur trois saisons qu’elle intitule Mil y una noches de ópera la prestigieuse institution espagnole présente une quarantaine de nouvelles productions, intégrant aux incontournables jalons de l’histoire du genre des opus moins nettement courus méritant redécouverte, mais aussi plusieurs créations que signent nos contemporains Luis de Pablo, Kaija Saariaho, Fabián Panisello, Juan José Colomer, Elena Mendoza et Hèctor Parra. Triple fête, donc, que cette première !
En 1604, alors que son fameux Globe est en tournée, Shakespeare trouve dans Heptameron of civildiscourses de George Whetstone (1550-1587), somme de contes « italiens » publiée en 1582, et dans Gli Ecatommiti de Cinthio (Giovanni Giraldi, 1504-1574), recueil de 1565 si riche en trames dramatiques qu’il influença Lope de Vega, Cervantès et, bien sûr, Whetstone lui-même, les sujets de ces prochaines pièces, écrites dans la foulée : la tragédie Othello [lire notre chronique du 29 janvier 2016] et la comédie Measure for measure. Comédie, vraiment, cette histoire noire peuplée d’un aréopage de créatures peu recommandables dont l’insigne tartufferie n’a d’égale que l’impudique immoralité ? Deux aspects en ont raison : l’happy end,conduit par le calcul de la bonté qui doit emprunter chemin plus pervers que jamais, mais surtout le ton général de parabole qui élève l’œuvre bien au delà du seul divertissement théâtral. À vingt-trois ans, Wagner saisit l’intrigue à bras le corps en la dépeçant de son apologie masquée du droit divin : il supprime le personnage essentiel du Duc pour se mieux concentrer sur celui du tyran, l’existence d’un roi étant désormais à peine évoquée et parfaitement passive. Les sirènes du temps retentissent à travers son Liebesverbot – La défense d’aimer, plutôt que Mesure pour mesure, la question du pouvoir éclairé n’étant plus d’actualité (peut-être pourrait-on plus âprement gloser sur l’implication politique de l’adaptation qui semble induire le souhait d’une monarchie constitutionnelle) – qui s’achève en carnaval séditieux.
Les maîtres d’œuvre de cette production donnée neuf fois (du 19 février au 5 mars) ne s’y trompent pas : l’original shakespearien se passe à Vienne, à Palerme la contaminatio wagnérienne, mais l’affaire est assurément italienne pour la musique et britannique quant à l’argument – au cœur d’une controverse sur l’application de la grâce royale sous Jacques Ier d’Angleterre*. Aussi, loin du louable enregistrement de Wolfgang Sawallisch (so ernst!…), Ivor Bolton, dont vient de débuter le mandat de directeur musical du Teatro Real, souligne avec esprit l’indéniable italianità de la partition. La vivacité de la fosse le dispute au lyrisme du plateau, dans une lecture qui, tour à tour, chante avec grâce et s’endiable dans une danse exaltée, cabalette de chœur et autres arie di bravura à peine investies de quelques traits plus personnels laissant deviner le Wagner qu’on connaît (le prélude de la scène du couvent annonce Tannhäuser, par exemple). Quant à Kasper Holten, actuel « patron » de la Royal Opera House (Londres) engagée dans l’aventure madrilène avec le Teatro Colón (Buenos Aires), c’est dans le dédale d’escaliers d’un immeuble de briques, pour ainsi dire en coupe, qu’il propulse l’œil, East End où sans choquer pourrait surgir Jack the Ripper.
Avec la lumineuse fantaisie qu’on lui connaît [lire nos chroniques de ses Król Roger, Grand Macabre, Eugène Onéguine, Goya et tote Stadt], le metteur en scène danois pousse plus loin le caprice de Wagner : du Prévôt de la pièce, devenu Brighella dans l’opéra (empruntant donc à la commedia dell’arte), il fait un bobby tout dévoué au gouverneur Friedrich, sire point si triste qu’il fait s’endormir avec une peluche. Le ballet de policemen, réalisé par Signe Fabricius, fait grand effet : plus d’un rire fuse. L’unique et ingénieux décor de Steffen Aarfing s’agrémente tout juste d’une discrète mobilité, chaque lieu gagnant son identité propre grâce aux lumières déterminantes de Bruno Poet. Aux confins du cadre de scène, le facétieux saupoudrage vidéastique de Luke Halls ponctue l’action d’une distance volontiers sarcastique. Enfin, le carnaval cristallise volontiers les futurs archétypes, sorte de « ménagerie bayreuthienne » dont la plus probante analogie est l’intrépide transformation dudit bobby en Walkyrie prenant grand plaisir à la fessée fermement prodiguée par une gaupe ! La concupiscence du tyran enfin confondue, le débarquement d’une certaine personnalité du monde politique international fait culminer la bonne humeur.
À l’instar d’un orchestre « maison » dont l’efficacité ne fait pas l’ombre d’un doute, le Coro Titular del Teatro Real, dirigé par Andrés Máspero sert vaillamment une œuvre qui lui fait part belle. La distribution vocale satisfait pleinement. Les rôles secondaires sont tous parfaitement choisis, du truculent Ponce Pilate de Francisco Vas à l’irrésistible Dorella de María Hinojosa [lire notre chronique du 28 septembre 2006], en passant par le Danieli avantageusement timbré d’Isaac Galán et les robustes Angelo et Antonio de David Jerusalem et David Alegret. Quant au sextuor principal, Maria Miró prête à Mariana un chant ductile, le jeune ténor turc Ilker Arcayürek livre un Claudio très spinto, condamné défendu avec ardeur par l’ami Luzio valeureusement campé par Peter Lodahl, ténor plus corsé et maître de ses moyens [lire notre chronique du 8 février 2004]. é. Les trois têtes font merveille : Brighella tout terrain d’Ante Jerkunica, bien chantant et drôle à souhait [lire nos chronique du 31 juillet et du 27 janvier 2013], Friedrich phrasé de Christopher Maltman [lire nos chroniques du 18 octobre et du 2 août 2013, ainsi que du 15 décembre 2007], enfin l’Isabella excellemment impacté de Manuela Uhl dûment saluée par des brava enthousiastes [lire notre chronique du 15 septembre 2012] .
Musiciens, metteur en scène, chef, chorégraphe et chanteurs, toute l’équipe fait connaître au mal aimé des enfants de Wagner un franc succès. Il était temps !
BB
*Leeds Barroll, Politics, plague, and Shakespeare's theater, Cornell University Press, 1991